Le stylo.
Ceci est ma dernière œuvre. Vous me connaissez peut-être… Je m'appelle Hubert Delay mais je suis plus connu sous le pseudonyme de Steve Brak, spécialiste du roman d'horreur, grand maître de la terreur et de l'indicible, funambule de l'imaginaire, spécialiste des monstruosités en tous genres… Ces noms, ce sont les critiques qui me les ont donnés… plus de quarante de mes romans ou nouvelles ont été adaptés à l'écran. Tous ou presque avec succès. De 'la veuve sanglante' à 'mort profonde', des millions de gens ont frémi à ces lectures et en quinze langues s'il vous plaît… Mais aujourd'hui, c'est terminé. Le grand maître de l'horreur va tirer sa révérence et conclure sur le mot fin. Cette dernière nouvelle vous fera sans doute frémir plus que les autres. Elle vous angoissera bien plus longtemps pour la simple raison qu'elle est vraie. Non, n'allez pas croire que c'est encore une histoire tirée d'un fait réel comme les mauvais films se plaisent à le souligner avant de commencer ; non, celle-ci est vraie car c'est ma vie que je vais vous raconter.
Ma vie de Hubert Delay s'arrêta le jour de mes 17 ans, jour où commença celle de Steve Brak ! Ce jour-là, je reçus en cadeau, un très beau stylo-plume. L'écrin était sobre et montrait que le stylo avait déjà servi. Il me fut offert par mon grand-père, qui l'avait retrouvé en faisant l'inventaire de sa brocante. Le stylo arborait une belle plume dorée. Le corps était nacré et la lumière se reflétait dans ses sombres voiles. La nuit suivante, j'écrivis avec ce stylo, ma première nouvelle : Horreur à St Paul. Deux mois plus tard, elle était publiée dans " Terror et Fantaisy " magazine fort important à l'époque. Je fus contacté par un éditeur qui me conseilla d'écrire d'autres nouvelles du même acabit afin d'en faire un recueil qu'il promit de publier. Ce que je fis. Facilement… Jamais en panne d'inspiration. La feuille blanche ne m'a jamais effrayé car à peine posée sur mon bureau, elle se couvrait de mon écriture fine et serrée. Mon stylo courait sur les lignes comme un marathonien et ne s'arrêtait que lorsque l'affaire était conclue, que quand la peur était si bien orchestrée, qu'aucun autre mot n'aurait pu la porter à un plus grand paroxysme. C'est ainsi que Steve Brak fit irruption dans ma vie.
Après les deux premiers recueils de nouvelles, un roman suivit : 'Hécatombe' ça vous dit quelque chose ? Il fut adapté pour le grand écran, et je devins vite riche à millions. Mais je n'arrêtais pas d'écrire pour autant. Les romans succédaient aux best-sellers et les rayons des libraires se couvraient de mon nom. J'écrivais toujours avec mon stylo fétiche, celui de ma première nouvelle, celui que je tiens en ce moment même. Celui dans lequel, je n'ai jamais mis d'encre, et qui pourtant ne s'est jamais tari. Car il fallait bien se rendre à l'évidence, si je prenais autre chose, cela ne marchait pas. Je bloquais des heures sur la construction d'une phrase ou sur le synonyme d'un mot très courant. J'ai essayé le traitement de texte avec tous ces fabuleux outils… mais rien, pas un mot ne venait. Petit à petit me vint l'idée que ce stylo était pour quelque chose dans ma réussite. Cette idée me hante depuis quelques années déjà. J'ai essayé de m'en passer mais j'y reviens toujours, comme un fumeur invétéré qui s'en grille encore une dernière. Et si l'écrivain, c'était lui ? Pourquoi ne pouvais-je écrire une ligne valable sans lui ? C'est en lisant un article sur 'mon œuvre' que je découvris quelque chose de terrible. Mes romans étaient de plus en plus violents. Mes histoires semblaient de plus en plus noires et sordides et les morts décrites de plus en plus atroces. Pourtant, je n'avais pas l'impression d'avoir eu ce crescendo… Je ne l'avais pas ressenti. (Ou je n'avais pas voulu le ressentir !) Mon si beau stylo plume, mon stylo fétiche me paraissait alors responsable de mon succès. Où est le problème ? vous dites-vous…Qu'est-ce qu'il a à râler sur ses millions et sa notoriété ? Je me sentais manipulé, possédé, trahi…et inutile.
Le déclic se fit lors d'un cocktail donné en l'honneur de ma dernière parution (mais était-ce la mienne ?) alors qu'un groupe de jeunes gens venait vers moi, livre à la main. N'étant guère d'humeur, je décidais de les ignorer pour l'instant. Je buvais une coupe de champagne en discutant avec mon éditeur lorsqu'un " Oh ! " de surprise me fit tourner la tête vers le groupe qui attendait sagement. Sans que je m'en rende compte, sans que je l'aie VOULU, mon stylo était au bout de ma main gauche, décapuchonné et livrait des autographes…Steve Brak, Steve Brak, Steve Brak…. J'essayai de lutter mais je ne pouvais stopper l'engin. Je ne pouvais arrêter son mouvement… Steve Brak, Steve Brak, Steve Brak…Je lâchai ma coupe de champagne qui alla s'écraser sur le sol et voulus saisir le stylo de ma main droite. J'eus l'impression qu'il sauta de lui-même dans cette main, SA main ! Finalement, je m'enfuis en hurlant…
Ce cocktail, c'était le mois dernier. Et depuis, le stylo est carrément soudé à ma main. Je ne peux plus l'en détacher. Il m'a fallu des jours et des jours pour pouvoir écrire ces lignes. Des jours de souffrances et de combats contre cette chose pour que les mots que JE désire soient écrits. Le stylo ressemble maintenant à un monstre greffé au bout de ma main. Un monstre nacré…Mes doigts l'enserrent si fort que les articulations de mes phalanges sont blanches en permanence ! Mais c'est fini ! JE vais gagner et Steve Brak va mourir. A coté de ce carnet, une hache est posée. C'est vrai, je vais y perdre la main… mais que puis-je faire ? Il est temps… temps d'écrire le mot fin.
FIN.
Il me regarde avec des yeux exorbités. Que croyait-il ? Il est pitoyable dans son coin. Il pleurniche, hurle peut-être…Qu'importe ! Est-ce parce que j'écris encore ? Oh je comprends ! Il regarde sa main ensanglantée courir derrière moi ! Ha ha ha ! C'est trop drôle ! Je vais attendre qu'il devienne fou de me voir ainsi, avec sa main à LUI, accrochée à MOI. Ce poids est lourd à tirer mais la joie que me procure sa peur en vaut la peine ! Ensuite je me détacherai de lui et un autre me prendra… Je m'appellerai autrement plus tard…Max Horn - ça sonne bien - … Et je distillerai à nouveau mes horreurs dans l'esprit des hommes…
POURRITURES
Par
le lieutenant J. Couvert
Par MAX HORN
Didier - 1995
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