Le Don
Alain n'arrivait pas à comprimer
la plaie. Elle saignait abondamment..Il était assis
une jambe sous les fesses dans cette ruelle sordide
et allait sûrement mourir. Une lune gibeuse éclairait
son visage enfantin. Les phares des voitures qui
passaient sur le boulevard voisin laissaient des
tâches de lumières dans l'impasse. Alain semblait
étonné de ce qui lui arrivait. Le sang avait détrempé
son chandail blanc, celui à col roulé avec des torsades
sur le devant. Il coulait à présent sur ses mains.
Ses mains : La cause de tous ses soucis. Il se rappela
le jour où cela c'était produit la première fois.
Oh bien sûr ! Il savait qu'il avait un truc différent;
Quelque chose à part... Depuis qu'il était tout
petit en fait. Il avait toujours eu la paume des
mains très rouge. Certains le lui faisait remarquer
et cela l'énérvait...Peut-être plus qu'il ne fallait.
Son esprit se mit à vagabonder; La première fois...?
Il s'en souvenait comme si c'était hier. Il devait
avoir treize ou quatorze ans. Sa mère l'avait envoyé
en colo parce qu'elle travaillait. Il s'était dit
que c'était la principale différence entre les gosses
de riches et les gosses de pauvres. Les gosses de
pauvres sont en colo parce que les parents travaillent
; les gosses de riches reçoivent des cartes postales
des Baléares... Bref, ce jour-là, il était en train
de faire des crèpes avec ..Comment elle s'appelait
déjà ? Virginie ? Valérie ? Un prénom en V en tout
cas. Bon, appelons la Valérie. Ils étaient affairés
auprès d'un Butagaz lorsque Valérie ( Virginie ?
Bon sang c'est pas possible de ne pas se rappeler
le prénom de quelqu'un...) Valérie donc, se brûla
la main sur la poêle. Elle pleurait en tenant sa
main meurtie. Alain avait alors tendue la sienne
et lui avait murmuré que tout allait bien, que ce
n'était rien...Il avait alors senti qu'il se passait
quelque chose. Une chaleur incontrôlable semblait
sortir de sa main et était aspirée par Valérie.
Lorsqu'il lui rendit sa main, il n'y avait plus
aucune trace de brûlure. Valérie l'avait regardé
avec des yeux ronds. Elle ne savait plus si il fallait
rire ou pleurer. Elle le dévisagea un instant puis
préféra tourner les talons, le laissant seul avec
les crêpes. Alain se souvenait bien de ce moment.
Il se souvint aussi qu'il aimait bien cette fille
et que ce ne fut jamais pareil après ça.
“La main dans la poêle tu te fous de ma gueule ?"
Alain se tourna vivement de côté...D'où venait cette
voix ? Il apeçut une ombre du coin de l'oeil mais
elle avait disparue avant qu'il n'ait fini de tourner
la tête. Son pull était imbibé de sang. Un pauvre
réverbère éclairait l'impasse dans laquelle il s'était
écroulé. Il ne savait même plus comment il était
arrivé là... Peut-être avait-il déjà perdu trop
de sang. Tout ce qu'il savait c'est que c'était
à cause de ses mains, de son don. Tu parles, une
malédiction oui.... La deuxième fois qu'il s'en
était servi du don...Ah oui, c'était bien plus tard
au ski.
“Ah non pas ça !”
Qui avait parlé ? La voix semblait avoir résonnée
dans la ruelle... Alain appela mais seul le goudron
et l'asphalte lui répondirent en donnant à sa voix
un son métallique. Il perdait l'esprit. Il paraissait
qu'on revoyait sa vie en mourant. Et visiblement,
il mourait, à cause de ce stupide don.
Au ski... Oui....Il avait 16 ans. Il était parti
avec des camarades de classe. Un chouette chalet
que l'une des filles du groupe avait pu avoir pour
pas cher. Ils étaient dix là-dedans ( ou 9 car l'un
n'avait pas pu venir au dernier moment...Il ne savait
plus très bien.) Il lui sembla étrange que l'esprit
s'accroche à autant de petits détails...
“Raconte plutôt la vérité !”
Une fois de plus, il ne put discerner la provenance
de la voix. La vérité ? La vérité, c'était qu'à
cause de son don, il avait été considéré comme un
paria, un monstre...La voilà la vérité. Il y avait
ce grand gaillard dans ce chalet. Jean-Pierre. Il
était plus vieux qu'eux et les avait emmené en voiture.
Un grand gars sportif qui arpentait les pistes de
la station du matin au soir dans une combinaison
mauve. D'ailleurs, il avait ses propres skis. Un
jour, ils s'étaient retrouvés Alain et lui sur une
piste noire. Les autres n'avaient pas voulu suivre.
Le niveau d'Alain en ski n'était pas terrible, mais
en compagnie de Jean-Pierre, il se sentait invulnérable
et était prêt à prendre tous les risques. Mais c'était
le grand sportif qui s'était mangé la bordure de
piste. Il avait atterri dans les filets orange qui
délimitaient le terrain. Alain s'approcha, l'air
goguenard, de la masse violette qui gisait dans
la neige mais il s'aperçut bien vite que l'un des
piquets qui retenaient le filet avait transpercé
la cuisse de l'athlète de part en part. Alain s'était
approché, avait déchaussé et avait enlevé ses gants.
Il avait extrait le piquet de bois et avait posé
sa main sur la plaie. Deux minutes plus tard, Jean-Pierre
était debout. La plaie s'était refermée. Il ne restait
plus que quelques traces rouges dans la neige, comme
des papillons, seuls témoins de l'accident...et
un trou dans la combinaison violette. Après cela,
une fois de plus les choses avait changé. Jean-Pierre
était parti en catimini, obligeant cinq d'entre
eux à prendre un train pour rentrer.
“Ah bon ? Et la jalousie là dedans, elle est où
?”
“J'ai toujours voulu aider les autres !”. Alain
avait crié sans s'en rendre compte mais seul le
silence lui répondit. Aider les autres...Oui, c'était
ce qu'il avait voulu faire. il dégluttit et la salive
qu'il avala le fit tousser. Un filet de sang s'échappa
de sa bouche. C'était vraiment la fin. Il sourit.
Pourtant, il aurait pu accomplir des miracles si
on l'avait laissé faire... Il avait essayé de mieux
comprendre ce qui lui arrivait. Alain se souvenait
de l'entretien d'embauche qu'il avait passé à sa
majorité. Ce n'était qu'un boulot pour les vacances,
mais il espérait bien en apprendre un peu plus sur
lui-même et cet étrange pouvoir. Qui étaient plus
aptes à le lui expliquer que des médecins ?
“ Ben, t'aurais mieux fait de te casser une jambe...”
Alain reconnut cette voix. C'était un patient
de l'hôpital... Louis ? Le visage était encore là
mais le nom était parti depuis longtemps. Il l'avait
aidé, lui comme tant d'autres. Ce séjour en tant
que garçon de salle à l'hôpital de la Charité, rue
Malvaison, lui avait permis de s'entraîner, d' améliorer
son don. Dès qu'Alain en avait l'opportunité, il
prenait la main d'un patient et essayait de toutes
ses farces de le guérir. Il y eut de belles rémissions...
et des cas où son aide n'avait pu suffir. Peut-être
était-il arrivé trop tard ! Alain s'était rendu
compte qu'il lui suffisait souvent de poser sa main
sur une perfusion pour que le patient aille mieux.
Il l'avait fait maintes fois, avec de bons résultas...Mais
les grands pontes de l'hôpital l'avait dans le colimateur
et il fut renvoyé pour manquement à son travail...
Personne ne le comprenait... Il y avait tant de
malades, il fallait bien sélectionner...
“Je veux ma maman...” La voix de la petit leucémique
lui revint aux oreilles. Elle était morte malgré
ses soins. Alain déplia sa jambe. Elle était restée
sous ses fesses lorsqu'il était tombé et s'était
ankylosée. Il dut faire un effort pour ne pas s'évanouir
mais le mouvement qu'il effectua ne fit qu'augmenter
le douleur.
“Parle-nous donc de ta période Guerisseur...”
Alain essaya d'ignorer la voix mais son cerveau
filait à toute allure. Il se revoyait signant le
bail d'un pas de porte, rue Torrent. Un petit local
de deux pièces qu'il avait amenagé en centre de
soins. Puisqu'il avait un don, pourquoi ne pas en
faire quelques profits ? Les clients n'étaient pas
nombreux mais il comptait sur le bouche à oreille
pour que cela s''améliore. Il avait installé une
salle d'attente dans la première pièce et dans la
deuxième était installé un banc de masseur. Les
patients s'allongeaient là, le temps qu'il leur
prodigue ses soins. Dans la première salle, il y
avait un grand vase bleu, de style chinois. Une
urne plutôt...Les malades y mettait ce qu'ils voulaient...ce
qu'ils estimaient devoir donner pour avoir retrouvé
la santé. Son don n'était pas payant. Alain ne comptait
pas sur la générosité des gens pour s'enrichir,
il travaillait à côté.
“Encore fallait-il pouvoir s'y rendre...”
Alain soupira... Cette échoppe lui fut fatale, il
le savait maintenant. Il y eut ce “client”...Un
malfrat de la pire espèce. Il débarqua un beau jour
avec sa femme qui avait un cancer. Ils avaient tout
essayé dirent-ils...Et cherchaient maintenant des
solutions parallèles. Alain fit de son mieux et
posa ses mains sur la femme...Mais cela ne marcha
pas cette fois-ci....
“Dis tout de suite que c'est de ma faute....”
La faute à qui ? La faute à pas de chance...n'empêche
que ton mari, il est bien revenu avec un flingue
pour me faire sentir qu'il n'était pas content...Le
seigneur donne, le seigneur reprend. IL n'a pas
voulu que cette femme guerrisse. Je n'y suis pour
rien. IL m'a donné ce don, et à un moment, IL a
refusé que je m'en serve...C'est LUI le coupable...Pas
moi. Alain revoyait l'homme, rouge de colère débarquer
dans son échoppe. Il entendait les insultes et voyait
le chrome de l'arme. Il entendait le bruit de la
déflagration lorsque l'homme avait tiré. Il ressentait
la douleur. Alain ferma les yeux. Une larme coula
sur sa joue.
Le réverbère tomba
du trottoir et se mit à l'horizontal...l'immeuble
sombre de la ruelle en fit de même. Non...c'etait
lui qui était tombé. Il ferma les
yeux. "Pardon..." dit-il avant de rendre
l'âme.
***
- C'est vraiment ton jour de chance,
gamin...
- Pourquoi, inspecteur? demanda un jeune policier
en uniforme bleu ?
- Tu vois ce type ? Cela fait une bonne vingtaine
d'années qu'on lui court après...On
venait juste de s'interresser à lui et voilà
qu'il se prend une balle. Grâce à lui,
on va pouvoir aussi serrer le patron du quartier
! Quelle idée d'aller zigouiller la femme
d'un malfrat !
- C'est un tueur ?
-Ouais, et de la pire espèce...
"Non c'est pas vrai !!!!"
L'inspecteur fila un coup
de pied dans le ventre d'Alain, histoire de montrer
au nouveau à quel point il était navré
d'arriver trop tard, puis il reprit :
- Il a du tuer une bonne trentaine de gens. Il a
bossé dans un hôpital...Je te dis pas
l'hécatombe. C'est là qu'on l'a découvert...Mais
il nous a échappé. Une boutique de
soigneur dans ce coin....Tu penses qu'on a mis un
moment pour le retrouver. Ce tordu attrapait n'importe
qui...hommes, femmes enfants, aucun lien entre les
victimes. Un vrai malade. On n'a retrouvé
aucun corps, en plus. Une vraie énigme.
"je les ai aidé ! C'est mon don !"
Sa première victime,
il était tout gamin, une jeune fille en colonie
de vacances...Il lui a collé la tête
dans une poële à frire. Défigurée,
la môme. Elle s'est suicidée plus tard.
Il a été mis en hopital psy vu son
jeune âge mais le doc qui s'occupait d'eux
a disparu au cours d'une sortie de ski. Sûr
qu'il l'a dégommé. Et là, il
a disparu...jusqu'à l'histoire de l'hôpital.
Enfin, c'est fini, c'est déjà ça...
-Pourquoi il les a tous tués ?
-Aucune idée... T'as appelé le légiste
?
***
-Menteur, menteur!!!
tempêtait Alain. Il était debout dans
la ruelle. Son corps gisait contre le building.
Sale menteur, c'est pas vrai ! c'est pas ça...
-Tu es sûr ?
Alain se retourna. Dans la pénombre, il distingua
des silhouettes...Un tas de silhouettes.
-Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Hurla
Alain.
Une jeune fille s'avança vers lui. Alain
eut un haut-le-coeur. Elle avait le visage en lambeaux
et son sourire sans lèvres le pétrifiait.
-Nous t'attendions...
Histoire de te rendre la monnaie de ta pièce,
dit elle en lui filant un coup de couteau dans l'épaule.
Nous sommes tous venus quand on a su que tu allais
y rester. Regarde, on est tous là...Près
de toi...Et pour l'éternité...
Didier 2008