DEMON

 

Max allait avoir 9 ans. Assis près du canal, il jetait de petits objets dans l’eau sale. Les cailloux s’y enfonçaient avec un petit « plouf ! » sec alors que les brindilles flottaient à la surface, ballottées par les rides de l’eau. Mais il ne voyait rien de tout ça. Quand il restait un moment sans rien jeter, l’eau reprenait sa calme stagnation et reflétait son visage poupon. Comme dans un miroir déformant, ses cheveux blonds devenaient verdâtres, ses grands yeux gris, deux trous noirs béants.

Mais il ne voyait rien de tout ça.

Le ciel était bien nuageux pour un mois d’octobre et la brise agitait les platanes qui bordaient le cours d’eau, emmenant avec lui un monceau de feuilles mortes.

Mais il ne voyait rien de tout ça.

Il était assis près du canal, un genou replié sous le menton, vêtu d’un tee-shirt bleu et d’un short noir, maculé de terre.

Il poussa de nouveau des saletés avec le pied, ce qui lui arracha une grimace. Son corps lui faisait mal.

Le souvenir de ce qui venait de se passer lui fit monter les larmes aux yeux. Il pouvait pleurer maintenant que personne ne le voyait. Tout à l’heure, il s’y était refusé.

Les larmes coulèrent toutes seules, roulant jusqu’à son menton pour éclater sur le sol telles de minuscules bombes à eau. Pourtant, aucun bruit, ni hoquet, ni sanglot, ne venait perturber sa respiration. Seules les larmes glissaient.

Au bout d’un moment, il les essuya du revers de son bras. Un énorme bleu passa dans son champ de vision et Max revit à nouveau la scène. Il ressentit les coups de poing qui lui avaient coupé le souffle. Il revit les énormes mains qui l’avaient giflées jusqu’à le faire choir. Il revit les godasses immondes qui lui avaient labouré le bras alors qu’il était à terre. Il revit tout ça comme les éléments séparés d’un puzzle et il lui fallut un moment pour que les pièces se remettent en place, reconstituant le corps qui était responsable de son malheur : son beau-père.

Max avait toujours eu du mal à accepter que sa mère mette un autre homme que son père dans son lit. Il n’avait jamais connu son vrai père, mais il savait que ce n’était pas ce bonhomme qui vivait avec eux depuis trois ans. Max avait d’ailleurs toujours signifié à ce gars qu’ils n’étaient pas faits pour s’entendre. Cela avait commencé avec la première liberté que l’autre lui avait volée : l’heure du coucher…

- Va te coucher, avait dit l’autre un dimanche soir vers 9 heures.

- Mais il y a le film que je veux voir, avait répliqué Max. (C’était Terminator 2)

- J’ai dit AU LIT ! Les enfants de ton âge ne doivent pas regarder ça ! Et puis, c’est l’heure, avait répliqué l’autre.

Max n’avait pas bougé de devant la télé. Sa mère était allée se faire une bouffe entre fille –comme elle disait- et l’autre s’était proposé pour s’occuper du môme –comme il disait-.

Max pensait qu’en restant là, sans faire de bruit, l’orage passerait comme par magie, et qu’il pourrait voir le film. Mais l’autre se leva et le poussa du pied, suffisamment fort pour le faire basculer.

- T’es pas mon père ! avait hurlé l’enfant. T’as pas le droit de me commander !

L’autre l’avait regardé et n’avait pas pipé mot. Ce jour-là, Max prit sa première raclée. L’autre le dérouilla à coup de ceinture et lorsque les coups cessèrent, il le saisit par le pantalon, le décolla de terre et le balança dans sa chambre comme un paquet. Le dos du gosse heurta le bord du lit avec un bruit sourd. Ce fut la seule fois où Max pleura sans retenue.

Les fois suivantes, pas une larme ne sortit devant l’autre…

 

Max jeta de nouveau des saletés dans l’eau du canal et se mit à penser à ce qu’il allait faire. En parler à sa mère ? Il avait déjà essayé, à demi mots, mais elle n’avait pas compris ; (ou n’avait pas voulu comprendre). En parler à son instituteur ? Il ne lui faisait pas vraiment confiance. Si son père avait été là ; Lui, il aurait pu…

- T’es de retour parmi nous ?

Max sursauta. Il était tellement perdu dans ses pensées qu’il n’avait pas entendu l’homme.

- Je peux m’asseoir ? demanda la voix.

Max resta silencieux mais haussa les épaules. L’homme dut prendre ça pour un oui car deux jambes entrèrent dans son champ de vision. Les pensées de Max se bousculaient. Qui était ce gars ? Et si c’était un satyre ? Il en avait entendu parler à l’école. On lui avait dit que ces gens-là en voulaient à son corps. Il n’avait pas tout compris mais il avait senti sous ces mots un danger énorme ; un truc maléfique.

- Je ne te veux pas de mal, dit l’homme dans un murmure.

Max ouvrit la bouche de stupeur. On aurait dit que le gars lisait dans sa tête. Il se força à regarder sur sa droite pour voir le visage de son voisin. L’homme était vieux mais pas trop. Moins vieux que son beau-père mais plus que son instituteur. Il était grand, vêtu de jeans et d’un tee-shirt blanc. Il était blond, mais ce que remarqua Max, c’était ses yeux. Surtout ses yeux. Ils étaient gris, comme les siens.

- Comme une souris, dit l’homme.

Cette fois Max se leva d’un bond. Il était près de s’enfuir. Tous ses muscles étaient en éveil, comme pour la course, à l’école, quand il courait contre ce con de Michel, la brute de la classe. C’était quoi, cette magie ? Dès qu’il pensait à quelque chose, le gars le savait…

- Fallait pas penser à moi si fort ! dit l’homme.

Max se figea. Il essaya de se rappeler à quoi il pensait quand …

- Papa ?

- Oui, c’est moi, fiston ! approuva l’homme.

- Mais, c’est pas possible ! Tu es mort ! cria Max.

- Encore vrai, mais je suis revenu pour t’aider.

- De la mort ?

- Toujours vrai, mais ne crie pas si fort, il n’y a que toi qui peux m’entendre car je suis revenu pour toi et pour personne d’autre. C’est pour ça que je peux lire tes pensées.

Max le regarda, décontenancé. Il plissa les yeux et se força à penser à une glace à la fraise. L’homme se mit à rire.

- On aurait du t’appeler Thomas-je-ne-crois-que-ce-que-je-vois au lieu de Max ! Bon d’accord, si tu y tiens… Glace à la fraise !

Max plissa de nouveau les yeux.

- Playstation… même si je ne sais pas trop ce que c’est ! ricana l’homme.

Max sourit et se rassit à côté de son père mort. Il essaya de lui prendre la main mais ne rencontra que la terre sablonneuse.

- Je ne suis pas vraiment là, tu sais … Je veux dire, pas comme toi…

- Je comprends, murmura Max.

- T’es drôlement amoché !

Max se dit que non, que tout allait bien, mais il savait, tout autant que son père, qu’il mentait.

- Ce bonhomme est vraiment un salaud, soupira le père, si je pouvais le dérouiller, il te ficherait la paix.

- Aujourd’hui, il ne m’a pas fait trop mal…

L’homme parut surpris. Max repensa à cette fois où il avait cru mourir. Il ne se rappelait même plus quelle bêtise il avait fait (…pipi au lit …). Son beau-père était entré dans une colère sans nom…C’était (…pipi au lit …) la fois où il faisait nuit (…pipi au lit …). Max se souvenait qu’il dormait (…pipi au lit …) L’autre l’avait battu et insulté (…pipi au lit…), la fois où il l’avait traité de PISSEUR !

Max, cette nuit là, s’était réveillé en pleine nuit, le pyjama trempé des genoux à la poitrine. Il n’était pas coutumier du fait. Il avait allumé la lampe en sanglotant de honte et était resté défait devant la grosse tache humide au centre de ses draps. Il les avait alors enlevés et jetés au sol. Il s’était dévêtu, s’était essuyé avec un endroit sec du pyjama, avait enfilé son slip et s’était recouché, pelotonné au bord du lit sous la couverture. Mais la porte de sa chambre s’était ouverte brusquement et la lumière avait jailli. Il avait du faire du bruit.

- qu’est-ce que tu fous encore ??? avait résonné la grosse voix.

Son beau-père s’était avancé dans la pièce et s’était retrouvé sur les draps mouillés. Max se souvint de l’expression du gars lorsqu’il avait réalisé qu’il avait les deux pieds dans la pisse. Cette nuit là, le garçon avait dérouillé comme jamais. L’homme l’avait d’abord sortit du lit. Les coups de poing étaient tombés comme la pluie un jour d’avril. D’abord, lentement, douloureusement, puis très rapides, imprécis mais terriblement efficaces. Max s’était roulé en boule sur le sol alors l’autre avait joué des pieds. Un coup plus violent avait obligé Max à se retourner et à présenter son dos. Il avait eu la vision fugitive du sexe de l’autre qui commençait à gonfler dans son caleçon sale. L’homme n’avait plus contenu sa colère. Il lui avait assené un dernier coup de pied qui lui avait arraché un hoquet de douleur et l’avait saisi par les cheveux le traînant dans l’appartement. Max, sentant son cuir chevelu se décoller, avait essayé de se relever mais il n’avait pu que pousser le sol de ses talons nus. L’autre l’avait jeté dans le jardin, dans le froid de la nuit. Les coups avaient cessé. Max avait senti soudain un liquide chaud lui tomber dessus. Il lui avait fallu un certain temps pour comprendre que son beau père lui pissait dessus.

- Sale Pisseur, ça t’apprendra !!!

Puis il l’avait laissé là. Max avait attendu qu’il soit rentré pour pleurer. Lorsqu’il eut décidé de retourner dans la maison, il avait entendu l’autre faire des choses à sa mère. Il s’était demandé pourquoi elle ne s’était pas levée…

 

De grosses larmes coulaient à nouveau sur ses joues. Revivre ce moment le rendait-il pire ? Son père fantôme lui murmura quelque chose qu’il n’entendit pas. Les paroles réconfortantes se perdaient dans le bruit des coups qui lui martelaient encore la tête. Il entendit pourtant clairement la fin de la deuxième phrase que prononça son père. Les mots atteignirent son cerveau comme un coup de tonnerre qui résonne sourdement, pour finalement éclater par-dessus les bruits ambiants, ne laissant qu’un énorme trou de silence.

- …tuer ce démon !

Lorsque Max tourna la tête pour voir, dans les yeux de son père, quel sens il mettait sous ces mots, celui-ci avait disparu. Il resta encore au bord du canal une bonne demi-heure à rassembler ses idées, à retourner ces mots dans son esprit, puis rentra d’un pas traînant.

 

***

 

Les vacances de printemps arrivèrent rapidement, sans qu’il y ait eu d’autres anicroches. Il faut dire que l’autre s’absenta une quinzaine pour son travail. Max vécut intensément ces deux semaines, se pelotonnant contre sa mère le plus souvent possible. Ils n’avaient pas parlé de l’autre, comme si il n’avait jamais existé. Ils avaient regardé la télé ensemble, emmitouflés dans un duvet bleu et vert. Ils s’étaient jeté des cacahuètes au visage et avaient ri. Max allait à l’école la journée, et le soir, il rentrait guilleret retrouver sa mère. Quand il arrivait, la maison sentait le chocolat chaud et le pain grillé. Il lui semblait que sa mère était restée au même endroit toute la journée, à ne rien faire qu’attendre son retour.

Et puis les vacances furent là.    

    En rentrant à 16h30, alors qu’il tournait le coin de la rue en sautillant d’un pied sur l’autre, Max se figea au bout du chemin en découvrant la voiture de l’autre. Elle était garée devant la maison. IL était de retour. Max avança à pas comptés jusqu’au véhicule. Il passa la main sur le capot ; il était encore chaud. Aucune odeur alléchante ni de fumet de pain grillé ne vint titiller ses narines. Seule, l’odeur du gas-oil flottait dans l’air comme une menace. Il tourna doucement la poignée de la porte d’entrée et l’entrebâilla. Il resta un instant dans l’ouverture, écoutant le silence de la maison. La pénombre du corridor lui fit écarquiller les yeux. A regret, il pénétra dans le couloir et referma la porte derrière lui en fixant le rectangle de lumière qui s’amenuisait à ses pieds, comme si l’ombre le dévorait. Max déposa son cartable près des bottes de l’autre, en prenant garde de ne pas les faire tomber. Il accrocha son veston au portemanteau et s’approcha doucement de la cuisine. Les rideaux violets étaient tirés et le faible soleil qui passait à travers avait repeint la pièce d’une étrange couleur pourpre.

L’autre était là ; assis devant une bière. Sa  mère se tenait contre l’évier et semblait s’affairer à la vaisselle.

- Bonjour, dit Max à l’adresse de sa mère.

Mais elle ne répondit pas. Max vit que ses jambes tremblaient. Il s’aperçut que l’autre se massait la main droite. Il entrevit les marques sombres mêlées de sang sur la joue de sa mère. Il sentit qu’elle retenait sa respiration…ses larmes ?

Tout semblait figé, comme une photo qu’on explore à la loupe. Il n’entendait rien, ne sentait rien. Sa vue semblait être le seul sens qui lui restait… Et puis, tout se remit à nouveau en mouvement au moment où il tourna les talons et se mit à courir. Il alla s’enfermer dans sa chambre, se jeta sur son lit et se mit à pleurer. Ce salaud avait frappé sa mère… Qu’il le batte lui, passe encore…Mais PAS SA MERE !!!

-…Tuer ce démon !

Les mots lui revinrent à l’esprit aussi forts que lorsque ‘son père’ les avait prononcés, mais cette fois-ci, il savait très bien quel sens il mettait derrière.

***

Max dormit peu cette nuit-là. Il cherchait dans son petit esprit comment tuer ce démon. Il avait 9 ans et l’autre était grand…si grand…

En début de soirée, sa mère lui avait apporté un sandwich et un verre de lait. Lorsqu’elle avait ouvert la porte, il était allongé sur son lit, dans le noir. Il n‘avait pas fait un geste et ne s’était pas retourné. Alors elle était repartie, sans un mot. Il avait guetté les bruits longtemps, mais il n’y eut pas d’esclandre. La lune laissait passer une lumière blanchâtre à travers le volet de bois, donnant aux objets de la pièce une allure fantomatique. Le lait, qu’il avait à peine touché en devenait presque phosphorescent. Le verre était posé sur la table de nuit. Max était tourné vers la fenêtre, allongé sur le côté. Ses yeux allaient du store à la lampe, de la lampe au verre, du verre au store. Il égrenait une comptine. Am-stram-gram, le store…Pic et pic et collégram…la lampe…Bourre et bourre et Ratatam…Le verre…Am-stram-gram…Le verre. Max le fixa. De petites bulles s’agglutinaient, du côté ou il avait bu comme une légère mousse… une mousse qui lui fit penser à …la bière….La BIERE !

Il se redressa d’un coup sur son lit, faisant gémir le sommier. Sa respiration s’accéléra. L’autre buvait beaucoup de bières, de la bon marché, avec des capsules qui se vissaient… Max pouvait mettre quelque chose dans les bouteilles…des cachets…du poison… C’était sa l’idée ! Du poison dans la bière !!! Il lui faudrait faire ça sans se faire surprendre.

- J’ai trouvé, papa, pensa-t-il. La bière !

Il avait espéré voir son père apparaître à cet instant, comme au bord du canal, histoire de mettre un plan au point… Mais aucun fantôme ne vint à lui. Au petit matin, il s’endormit.

Quand sa mère vint le réveiller pour aller à l’école, il ne put se lever.

- J’parie qu’il a une interro !critiqua l’autre.

- J’ai mal dormi maman, murmura Max en regardant fixement l’œil marqué de sa mère.

Elle ne dit rien, lui passa la main dans les cheveux et l’embrassa. Elle se releva difficilement, et referma la porte, le laissant dans la pénombre. Il entendit sa voix à travers la cloison.

- Il a l’air malade, je préfère qu’il reste au chaud.

- Fais comme tu veux, mais c’est pas comme ça que tu en feras quelque chose !

Les voix étaient sourdes, Am-stram-gram…

Elles se firent lointaines, Bourre et bourre et Ratatam

Puis murmures, Pic et pic et collégram….

Et s’éteignirent, Am-stram-gram…

***

 

Max consacra la semaine suivante à échafauder diverses théories et à faire des tests. Il commença par une bêtise ; il emprunta une bouteille de bière à l’autre, histoire de voir comment il devait procéder. Mais l’autre comptait ses bières et Max en fut quitte pour perdre deux dents de lait avant la date. L’autre n’avait pas de preuve de sa culpabilité, mais il dit que c’était à titre préventif !

Max cassa donc sa tirelire et s’acheta ses propres bouteilles de bière, les mêmes que l’autre. Dés qu’il était seul, il essayait différentes mixtures. Cela ne devait pas se voir comme les boules de naphtaline, ni se sentir comme la poudre à récurer, ni faire mousser la bière comme le produit pour le four… Il commençait à désespérer et voyait son petit pécule fondre comme neige au soleil dans l’achat de canettes. L’école reprit avec son train-train. Le jeune alchimiste eut la révélation après la classe, durant la page de pub entre deux dessins animés stupides. Une jeune femme blonde, magnifiquement belle, souriait en caressant un flacon de produit nettoie tout. Un produit sans odeur, extrêmement efficace et tellement économique…

Le lendemain, au supermarché, Max chercha ce fameux produit. Il fallait être aveugle pour ne pas le voir ; une énorme pyramide avait été construite en plein milieu du magasin, où le flacon allongé, brillait de mille feux. Max eut peur de tout fiche par terre lorsqu’il se saisit du produit ménager, mais non, la pyramide tint bon. Le liquide avait une drôle de couleur tirant sur le vert mais Max se dit que comme les bouteilles de bière étaient vertes, elles aussi, l’autre ne verrait pas la différence. Il n’utilisait jamais de verre et buvait à même le goulot. Max lut précautionneusement l’étiquette : « DANGER Ne pas laisser à porter des enfants. En cas d’ingestion, consulter le centre antipoison le plus proche… » Exactement ce qu’il recherchait. Il paya le produit à la caisse en baissant la tête, non pas à cause de ce qu’il allait en faire, mais parce qu’il était honteux de donner un billet qu’il avait volé le matin même dans le sac de sa mère.

« C’est pour demain, se dit-il. Demain, je vais enfin tuer ce démon. »

 

***

 

Max sortit de l’école en courant. Comme par hasard, ce con de Michel avait bousculé leur rang et il avait fallu attendre que l’instituteur ait fini de le sermonner pour sortir. Il lui fallait dix minutes pour rentrer à la maison. Sa mère arriverait un bon quart d’heure plus tard et l’autre à la tombée de la nuit. En se dépêchant, il avait largement le temps de préparer les bières pour l’autre. D’abord, il avait pensé faire ça la nuit, puis il se rappela la fois où… Non ! C’était trop risqué. Après la classe, c’était le seul moment où il n’y avait personne à la maison. Il courait à perdre haleine. Il arriva comme une bombe devant la maison et faillit lâcher la clef lorsqu’il l’inséra dans la serrure. Il jeta son cartable contre la plinthe du couloir et celui-ci, tel un chien fidèle, prit sa place habituelle avec un bruit flasque. Max se précipita dans sa chambre et récupéra la bouteille de poison. La tête de mort sur fond noir semblait lui sourire. Il jeta un coup d’œil à la pendule murale en entrant dans la cuisine. Il avait encore 10 minutes avant que sa mère ne rentre. Avec un peu de chance, elle rencontrerait une charrette qui la retiendrait un peu. Il sortit trois bières du frigo qu’il dévissa rapidement. Il s’était dit qu’en mettant les trois bouteilles devant, l’autre ne pourrait pas y échapper. Il eut plus de mal avec le bouchon du produit ménager qui était muni d’une sécurité (Appuyez et tournez…), mais finalement, celui-ci céda. Max attrapa l’entonnoir, qu’il avait prit soin de laisser à porter de main en faisant la vaisselle. Il vida un peu des trois bières dans l’évier. Il plaça l’entonnoir sur le premier goulot et commença à verser le produit jusqu’à ce que la bouteille soit pleine. Il transpirait…

Il revissa le bouchon de métal et se saisit de la deuxième bouteille. Il avait chaud … Chaud dans le cou. Un souffle sur sa nuque le fit se retourner…

- Petit Salaud ! QU’EST-CE QUE…

L’autre…L’autre était là ! Derrière lui, en pantoufles et tricot de corps… La bouteille de poison lui échappa des mains et se déversa dans l’évier avec un glouglou moqueur. L’autre le souleva de terre. Max se retrouva collé au mur, les pieds battant l’air.

- Tu veux me tuer, Merdeux ! Hein ! TU VEUX ME CREVER !!!

L’homme avait le visage rubicond et de grosses veines palpitaient sur son front et ses tempes. Il avait du sang dans la tête et plusieurs coupures au visage, restes de l’accident qu’il avait eu dans l’après-midi. Il tenait Max par la gorge et sa grosse main commença à serrer. Max voulait hurler, appeler au secours, mais aucun son ne pouvait sortir. Sa gorge était déjà endolorie…Il allait mourir.

Il ferma les yeux. Ses pieds continuaient de battre le mur. L’homme maintenait son étreinte et serrait davantage. Il se sentait mourir…

Le souffle lui manquait et les larmes lui montaient aux yeux. Ses deux mains étaient agrippées au poignet de l’homme et essayaient de tirer vers l’arrière. Mais l’homme était trop fort et c’était peine perdue. Il mourait.

Alors, sans vraiment le faire exprès, il cracha. Ce fut d’abord un long filet de bave, puis, un jet puissant, long et chaud qui arriva en pleine gueule de l’autre. Il crut d’abord qu’il avait vomi mais l’autre le lâcha immédiatement en hurlant. Max se retrouva sur le cul contre le mur. Il aspirait l’air avec avidité. Il avait ouvert les yeux en même temps que la bouche lorsque la main de l’autre l’avait lâché. L’homme se tenait la face à deux mains et criait. Son visage fumait. Une horrible odeur de brûlé envahit la pièce. Max ressentit une vive douleur aux mains. Il baissa les yeux pour s’apercevoir, avec horreur, que deux grosses griffes lui traversaient les paumes. Il regarda ses mains puis leva les yeux vers l’autre qui se contorsionnait sur le sol. Il se releva lentement, prenant appui contre le mur. Décidé, il marcha vers l’homme au centre de la cuisine et lui laboura le torse avec ses nouvelles armes. Les griffes entraient dans la chair avec une facilité déconcertante. Le sang giclait dans la pièce. Quand il s’arrêta, épuisé, ce fut le silence…

- C’est bien, Mon Fils !

Dans l’entrebâillement ensanglanté de la porte, le fantôme de son père observait la scène. Max le regarda les bras ballants.

- Quoi ? réussit-il à articuler.

- C’est ce que je t’avais dit au canal. Tu ne te rappelles plus ?

- Quoi ? répéta Max.

Son père souffla.

- Je t’ai dit qu’un monstre pareil, seul un démon pouvait le vaincre et que heureusement pour toi, tu es ce démon !

 

Max resta déconcerté. Les griffes commençaient à revenir dans ses mains. Il les regarda, leva les yeux vers son père. Puis, il sourit…

Il connaissait un CM2, à l’école, qui n’allait plus lui casser les pieds bien longtemps.

 

DIDIER  2003 

 

 

 

 

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