Par delà la colline.

Emma venait de passer sept heures derrière son volant. Bien que la Rover fût agréable à conduire et que la route fut dégagée, elle était lasse de l'asphalte, du ronronnement de la radio et du bruit du moteur. Elle était presque arrivée et refusait de s'accorder une halte. Bientôt, elle retrouverait son 'home' comme elle disait ; il y ferait froid et l'air y serait humide comme dans toute vieille maison qui se respecte. Elle ferait du feu et resterait vers la cheminée, cherchant dans les flammes…la paix.

Elle y était presque, juste après la colline. La Rover avala la pente raide et les quelques lacets qui contournaient le sommet. Elle connaissait bien cette route. Depuis son enfance, son père les conduisait par ce même chemin à chaque vacances. La maison, isolée dans le massif central, était son héritage. Son grand-père l'avait bâtie 70 ans plus tôt. L'an dernier, son père y était mort. Elle avait tout plaqué pour aller là-bas…pour se ressourcer. Elle devait faire le point sur sa vie, son passé, son avenir…Les quelques questions essentielles qui font qu'à un moment, il faut prendre du temps pour regarder le chemin accompli, avant de décider de ce qui reste à accomplir. Sa vie n'était pas telle qu'elle l'avait souhaitée, alors qu'enfant, elle rêvait de prince charmant et de crinoline. Elle était matériellement à l'aise mais n'avait pas trouvé de prince sur sa route. Elle s'engueulait avec Gérard sans arrêt mais n'arrivait pas à mettre un terme à cette relation…craignant peut-être de ne jamais trouver un autre homme. Elle avait déjà eu du mal à avoir celui-là… Non pas qu'elle fut laide, elle était même plutôt pas mal mais elle avait le caractère d'une battante, de quelqu'un qui relève plus du président que du technicien de surface, ce qui avait le don d'énerver les hommes qu'elle connaissait. Elle n'arrivait pas à faire de concession, surtout quand elle avait raison, ce qui était souvent le cas.

Il fallait qu'elle réfléchisse à tout ça ; et la maison derrière la colline était sans doute le meilleur endroit au monde pour faire le bilan. Elle n'y était pas venue depuis l'été dernier, et on était déjà fin mai. Les Garnier, des gens du coin, s'occupaient de soigner la maison pendant son absence ainsi que la tombe de son père… Oui, encore quelques lacets et elle pourrait enfin se reposer…dormir.

Emma franchit la colline qu'un épais brouillard enveloppait, annonçant le crépuscule. Elle bascula les codes en phares et éteignit la radio. Les yeux grands ouverts, elle scrutait les bandes blanches intermittentes de la route pour y deviner les virages. Mais elle savait aussi qu'elle aurait pu trouver la maison les yeux fermés… Pourtant, elle se trompa. Le brouillard devait être bien plus dense qu'elle ne le croyait car alors qu'elle pensait être arrivée à l'entrée de la maison, elle ne vit que des arbres dans la lumière de ses phares. Elle dut rouler encore près de 500 mètres avant d'apercevoir sa maison. Le décor bien que fantomatique était le même. Elle était décidément vraiment très fatiguée.

Emma somnolait devant la cheminée, enroulée dans un plaid composé de centaines de carrés de couleurs diverses. Le feu crépitait et des gerbes d'étincelles montaient dans le conduit. Les bûches étaient humides. Elle avait trouvé la maison poussiéreuse en entrant. Pourtant, Mme Garnier s'en occupait bien d'habitude, surtout lorsqu'elle était prévenue à l'avance, comme c'était le cas. Elle irait la voir demain, voir si tout allait bien. Pour la première fois depuis de longs mois, Emma était heureuse. Ni éveillée, ni endormie, elle savourait ce moment de quiétude, plongeant vers les affres du sommeil sans pour autant y succomber, remontant à la conscience chaque fois qu'un nœud explosait dans la cheminée, ou qu'une chouette hululait au loin. Elle se réveilla vraiment cette fois, sans raison. Elle avait dû s'endormir car la bûche était consumée et le feu commençait à mourir. Elle bailla… Qu'est-ce qui l'avait réveillée ? L'impression d'une chute…ou un bruit étrange… Elle se remit sur le canapé et cette fois, s'endormit pour de bon.

***

Emma ouvrit un œil vers 8h 30. La pièce sentait le feu froid. Elle se leva et se dirigea vers la cuisine. Elle peina un peu pour allumer l'antique gazinière, priant pour que la bouteille de gaz ne soit pas vide. Elle se fit un café qu'elle dégusta enroulée dans son plaid. Les vieilles pierres savaient garder des températures fraîches quelle que soit la saison. Elle se débarbouilla rapidement et sortit chercher ses valises. Elle s'approcha du véhicule. La brume matinale traînait encore ses fumerolles de vapeurs blanchâtres. La terre était meuble sous ses pieds. Elle contourna la Rover, vérifiant au passage que le frein à main était bien en place. A l'arrière de l'auto, deux petits monticules de terre s'étaient formés au niveau des roues. Elle se baissa et inspecta ce phénomène. De petits graviers et des mottes de terre s'amoncelaient derrière les pneus et remontaient le long de la colline. En fait, il y en avait tout le long de la colline, comme de petits sillons terreux. Emma emporta ses valises en décidant d'aller voir les Garnier. Peut-être auraient-ils une explication. La maison des Garnier n'était distante que d'une centaine de mètres. Elle n'était cependant pas visible de la maison d'Emma. Il fallait suivre un chemin, assez large pour un tracteur, qui formait presque un angle droit après un grand peuplier. Emma s'y rendit à pied, respirant à plein poumon le bon air. A peine fut elle en vue de la maison des Garnier que la porte s'ouvrit avec force, libérant une vieille femme qui se mit à hurler.

- La mort est ici, fuyez vite…La mort est chez nous. Elle a pris mon Hubert et va nous prendre aussi… Courez, COUREZ !!!

Hystérique…La vieille Mme Garnier était hystérique. En robe de chambre, sur le pas de la porte, ses cheveux gris et sales collés au visage, elle hurlait presque, les yeux exorbités fixés sur la colline.

- Mme Garnier, c'est moi, Emma… Est-ce que ça va ? Essayez de m'expliquer calmement voulez-vous ? Proposa Emma en s'avançant.

- Elle viendra cette nuit !!! Elle s'approche…Elle a pris mon Hubert… Regardez chez vous…REGARDEZ !

La vieille fit alors volte face et claqua la porte au nez d'Emma. Interloquée, Emma frappa à la porte doucement, puis plus fort mais la vieille n'ouvrit pas. Emma fit le tour de la maison, mettant ses mains en coupe pour essayer de voir à travers les vitres sales. Rien n'y fit. Elle ne put ni en apprendre davantage, ni porter secours à la pauvre femme qui avait visiblement perdu la raison. Elle regagna sa maison par le même chemin, contrariée par ce qui arrivait. Il allait falloir qu'elle prévienne les autorités. Elle soupira ; Voilà qui n'était pas prévu au programme. De retour chez elle, Emma s'empara de son portable qui lui signifia par un dessin clignotant qu'il ne trouvait pas de réseau…Super, en plus, elle devrait se déplacer pour faire venir des secours. Qu'avait voulu dire Mme Garnier…Regardez chez vous ! Emma fit tout de même le tour de la propriété sans grande conviction. Au bout d'un moment, elle s'arrêta.

- Mais qu'est-ce que je cherche moi ? Je suis les conseils d'une folle ! Soupira-t-elle.

Elle enfila de grosses bottes en plastique vert, mit un pardessus usé jusqu'à la corde et sortit faire un tour. Elle monta sur la colline. Il faisait frais et une fumée blanche s'échappait de sa bouche lorsqu'elle respirait. Grimper la fatiguait plus qu'elle ne l'aurait cru car à chaque pas, le sol se dérobait sous ses pieds. Elle s'arrêta pour souffler, alors qu'elle n'avait pas grimpé la pente de plus d'un tiers. Un léger brouillard descendait dans le vallon, vers la maison. Elle suivit la brume des yeux…La maison ! Bien sûr ! Voilà ce qui n'allait pas… Elle redescendit au pas de course, tantôt sautant, tantôt glissant comme une skieuse chevronnée. Elle avait vu… C'était de ça dont parlait la vieille. Elle parvint au pied de la colline, essoufflée et se courba, mains sur les genoux pour retrouver son souffle. Sa bouche grande ouverte émettait un bruit rauque alors que ses poumons cherchaient à faire le plein. Elle se redressa enfin et regarda l'arrière de la maison ou du moins le peu qu'elle pouvait en voir. Un énorme tas de terre enterrait presque entièrement la façade ne laissant pratiquement que le faîte du toit à découvert. Cette terre venait-elle de la colline ? Comment était-ce possible ? La colline se désagrégeait-elle ? Elle examina la pente. En effet, la terre semblait descendre de la colline comme de longs ruisseaux qui coulait imperceptiblement. Et depuis pas mal de temps, si elle en croyait le monticule qui se dressait sur le mur de la maison. Emma se tourna vers le sommet de la colline. Le brouillard enveloppait le décor. Elle se rendit vers la Rover et farfouilla quelques instant dans la boite à gant. Elle en sortit une lampe de poche. Elle se trouva un bâton qui lui permettrait sans doute de progresser plus rapidement et reprit son ascension. Il fallait qu'elle en ait le cœur net. Aucun autre bruit que celui de la terre qui coulait et des branches qu'elle écrasait ne venait troubler l'air. La lampe traçait un faisceau opaque et virevoltait au rythme de son escalade.

Le bâton se brisa vers la moitié du chemin et elle ne put en trouver un autre suffisamment solide. Le haut de la colline était plus pentu et elle devait parfois se mettre à quatre pattes pour avancer. Elle regretta de ne pas avoir pris de gants. Ses mains étaient souillées de terre. Elle parvint enfin en vue du sommet et s'étonna du peu d'arbres qu'elle voyait. De nombreux troncs jonchaient le sol ce qui ne facilitait pas sa progression. La colline ressemblait au crâne d'un bon gros chauve. Elle pénétra dans cette étrange clairière et retint son souffle. Le sol avait bougé ! Elle avait nettement ressenti une secousse. Sa lampe scrutait le voile blanc et elle devina, plus qu'elle ne le vit, l'énorme trou au sommet de la colline. La route ne devait pas passer très loin d'ici ; elle aurait presque pu voir cela en venant. Elle s'approcha doucement, les yeux grands ouverts, essayant de capter ainsi plus d'images que le temps ne voulait lui en donner. Alors, la terre trembla à nouveau, fortement. Elle poussa un petit cri de surprise quand le sol se déroba sous ses pieds. Elle perdit l'équilibre et tomba en avant, au bord du précipice. Sa torche, qu'elle avait lâchée, éclaira une ombre démesurée qui sortait de ce trou…

Emma n'eut pas le temps de crier, mais elle eut le temps de voir l'animal à fourrure, presque aveugle, avec des pattes griffues qui s'agrippaient au bord du trou. Oui, elle eut le temps de voir l'énorme taupe très distinctement, très précisément, dans tous ses horribles détails, alors que celle-ci la reniflait, juste avant qu'elle ne la mange.

Didier - 1995

retour

Ce texte est ma propriété, toute reproduction sans mon autorisation n'est pas permise.