RÊVES 

Julie aimait dormir. Elle se qualifiait elle-même de marmotte. Son adage préféré ? Aime ton lit comme toi-même. Et elle l’aimait son lit. Elle s’y vautrait dès qu’elle pouvait. Julie était la reine du cocooning. Elle avait lu quelque part que les gens qui dormaient beaucoup, cherchaient à fuir la réalité. C’était peut-être vrai. Pas de sorties, peu d’amis… A part ce grand lit aux montants de bois et au matelas de laine. Il était immense. La tête et le pied du lit avaient été taillés dans un des plus beaux arbres, du moins se l’imaginait-elle…

Il était finement ciselé et elle aimait suivre, du bout des doigts, les circonvolutions des volutes et des arabesques.

Julie n’était plus une adolescente. Les gens disaient d’elle qu’elle était bien foutue pour son âge. Mais personne ne pouvait lui donner d’âge. Elle habitait, dans une ville de province, un tout petit appartement et avait pas mal d’argent. Au creux de son lit, ses dépenses étaient minimes. Un pyjama par-ci,  une chemise de nuit par-là… De temps en temps une nouvelle paire de draps de lin ou de coton… Et c’était à peu près les seules folies qu’elle se permettait. Julie n’aimait pas faire les magasins. Elle n’aimait pas être dans les rues. Elle n’aimait pas faire la queue. Ce qu’elle aimait, c’était rêver. Elle était devenu une experte en la matière. Elle adorait ce moment de demi-sommeil où elle maîtrisait le rêve, où elle le guidait selon son désir. Tel un bouchon, elle remontait à la réalité de temps à autre, sans être vraiment éveillée, lorsque le rêve ne prenait pas la direction souhaitée, qu’il l’emmenait trop loin ou pas assez. Elle le modelait comme un artiste qui sort d’un tas de terre, une statue splendide. C’est de cette manière que Julie avait vécu ses plus beaux rêves érotiques. Tous les beaux hommes des magazines y étaient passés. Richard Gere était dans son lit et Lambert Wilson ne voulait plus la quitter. Elle les avait tous eu, ils n’en avaient jamais rien su.

Elle avait vécu de palpitantes aventures. Elle était devenue une star du rock, princesse d’un royaume oublié, femme d’affaires, espionne… Elle avait été enlevée par des pirates, des monstres, des bandits mais fut maintes fois libérée. Elle se maria des centaines de fois et eu près de vingt enfants. Elle rencontra des personnes à l’intelligence supérieure et d’autres au corps fascinant… Parfois les deux en même temps. Elle était heureuse dans son lit... dés qu’elle finissait son travail au PTT.

***

C’est un mardi que tout commença à aller de travers. Il était près de 19 heures 30. Elle venait de finir un potage express tout en feuilletant une revue de potins sur les vedettes, afin de choisir avec qui elle ferait l’amour ce soir. Ses seins gonflaient sa grenouillère rose. Julie se mettait toujours en tenue de nuit lorsqu’elle rentrait chez elle. Son choix fait, elle ferma les volets et se coucha sous ses deux couvertures. Elle se tourna deux ou trois fois dans son lit, histoire de creuser son trou, de trouver sa place et commença à rêver consciemment. Les bruits de circulation de la rue se faisaient déjà plus lointain, puis disparurent comme un mauvais souvenir pour laisser la place aux cris des oiseaux. Elle naviguait alors sur « la mouflette », splendide voilier, en compagnie de Michael J. Fox et de leurs trois enfants.

Le temps était clair et la mer turquoise était calme. Une légère brise flattait les voiles et les doigts de Julie couraient dans les cheveux de Michael. Les enfants s’ébattaient gentiment sur le pont. Ils portaient tous des vêtements d’un blanc immaculé. Soudain, parmi les cris des mouettes, un bruit saugrenu se fit entendre. Michael descendit promptement dans la cabine en sautant par-dessus des cordages qui traînaient. Julie, elle, se mit à la barre. Une pointe d’inquiétude la saisit lorsqu’elle vit son homme remonter les pieds mouillés jusqu’aux chaussettes. Leur dernier-né se mit à sangloter, mais fut vit réconforté par ses aînés.

Il fallait se rendre à l’évidence ; le bateau prenait l’eau.

Fort heureusement, une île proche leur sauva la mise, et c’est de la plage qu’ils virent, tous les cinq, « La mouflette » s’enfoncer dans la mer limpide. Comme l’île était déserte, ils commencèrent une vie de Robinson. Michael avait construit un abri grossier fait de branches de palmier. Les enfants s’étaient endormis. Assis près du feu, Michael allait lui faire l’amour quand un bruit leur vrilla les tympans. C’était une corne de brume, un son puissant et grave. Le bruit se mit à monter soudainement dans les aigus. Tendant le bras, à tâtons, Julie écrasa rageusement le bouton de son réveil matin.

Elle était déçue et étonnée. C’était la première fois qu’elle ne pouvait mener le rêve à son terme. Elle partit donc travailler de mauvais poil. De maussade dans la matinée, son humeur passa à franchement déprimée vers midi. Odile, une de ses collègues, lui fit remarquer plusieurs fois sa lenteur et son manque de sérieux dans son travail ; ce qui l’énerva un peu plus. Odile était une de ces femmes acariâtres dont l’unique but dans la vie était de gâcher celle des autres. Or, ce jour-là, sentant le point faible chez Julie, elle ne s’en priva pas. Odile saisit toutes les occasions pour dénigrer Julie, en faisant bien attention d’être en présence d’un supérieur. Si bien qu’à la fin de l’après-midi, la douce Julie la traita de « vieille peau aigrie ». Julie s’étonna elle-même de ce vocabulaire et ne soupçonnait pas être capable de le lui dire en face…Même si elle le pensait depuis longtemps…

Dès qu’elle fut rentrée chez elle, Julie se calma. Après une légère collation, elle choisit une longue chemise de nuit en coton et se glissa entre les draps. Au grand maux, les grands remèdes… Elle allait passer une belle et heureuse nuit avec Brad Pitt. 

Près d’un désert, Brad, torse nu, en sueur, lui prenait la main avec douceur. D’un mouvement de tête, il arrangea sa mèche rebelle. Julie plongeait dans ses yeux avec délectation. Elle se tourna vers lui et posa sa main sur son épaule avec une sensualité calculée. Elle pressait fermement sa paume sur la chair moite lorsqu’une moto passa à toute allure dans un vacarme effroyable. Brad disparut dans un nuage de poussière. Julie regarda le réveil : 0 H 27. Elle soupira, se retourna et essaya de retrouver le fil du rêve.

« Brad ?... Brad chéri ? ». Elle le cherchait dans le désert. Un désert qui devint vite une oasis, puis un bois, puis une forêt immense, sombre et brumeuse. Les arbres tendaient leurs doigts décharnés vers des cieux inquiétants. La nuit était tombée. Julie cherchait du regard quelque chose de rassurant. Elle devina, à quelques distances, une silhouette qui, les bras ouverts, semblait l’attendre. Elle se précipita dans sa direction. Lorsqu’elle parvint vers elle, Julie s’aperçut que la silhouette avait le visage d’Odile. Cette garce tenait un formulaire de recommandé dans une main et le gros cahier des timbres dans l’autre.

- Pressez vous donc ! Criait Odile. Pressez-vous fainéante !

Julie hurla et se mit à courir. La forêt laissa place à un cimetière presque instantanément. Elle avançait dans une terre meuble et boueuse. Elle ne se retourna pas mais elle savait qu’Odile était derrière elle. Julie sentait sur sa nuque le souffle immonde à l’odeur de cachou de sa collègue. Elle chut dans la boue. Sa belle chemise de nuit était maculée de terre. Elle essaya de ramper, mais ses efforts étaient vains. Elle le comprenait. Terrorisée, elle agrippa un crucifix sur la pierre tombale voisine. Elle pouvait lire l’épitaphe : « Ci-gît la reine des salopes ! Tu descends chéri ? »

Julie serra le crucifix. Il était en bronze, froid et très lourd. Dans un soubresaut, elle se retourna dans la terre humide, juste à temps pour voir Odile se jeter sur elle. L’horrible visage grimaçant d’Odile se déforma dans un rictus affreux. La vieille peau essayait de lui enfoncer des tampons encreurs dans la bouche. De toutes ses forces, Julie leva le crucifix et frappa Odile avec l’extrémité droite  de l’objet. Le bras du Christ s’enfonça dans l’œil avec un bruit écoeurant. Mais Julie ne l’entendit pas ; elle dégagea l’arme improvisée et frappa de nouveau. Odile hurla en se tenant la tête. Le christ s’acharna ainsi sur le cuir chevelu de la vieille fille une bonne dizaine de fois. Julie frappait avec le désespoir de celle qui se sentait sauvée. Elle ne frappait plus pour se défendre, mais pour tuer ; pour éliminer la menace.

Ce n’est que lorsque Odile rendit l’âme que Julie se réveilla en sueur. Il était 3 h 06. Elle avait le souffle court et les cheveux collés. Elle se leva prestement et alla vomir. Elle ne put fermer l’œil du reste de la nuit.

***

 Elle téléphona de bonne heure au bureau de poste et se fit porter pâle. Elle traîna une bonne partie de la matinée mais n’osait pas se recoucher. Elle n’avait pas eu de cauchemar depuis son enfance et elle était très perturbée d’en avoir fait un. Julie, la reine du rêve téléguidé, trimbalée par son cerveau dans des régions inconnues…Cette saleté d’Odile lui avait gâché sa nuit en plus de lui avoir pourri sa journée. Elle sortit quand même vers onze heures pour aller chercher du pain.

Le ciel était clair. Il faisait presque beau. Elle déambula dans les rues, balançant à bout de bras un petit cabas en toile. Elle prit une baguette et un croissant puis se dirigea vers le tabac. De vieilles dames papotaient en attendant de pouvoir faire leur loto. Les gros titres des journaux lui arrachèrent un hoquet de stupeur. Elle entra dans la presse et prit un exemplaire de chaque journal. Elle paya rapidement et sortit presque en courant. A peine rentrée, elle se jeta sur les différents journaux. Ce n’était pas possible ! Elle ne pouvait croire ce qu’elle lisait. Michael J. Fox avait disparu lors d’une sortie en mer. Les secours étaient incapables de situer précisément le lieu du naufrage. Le voilier n’avait pas été retrouvé. Julie était toute retournée en pensant qu’elle avait rêver de lui deux jours auparavant. Elle passa toute la journée comme un lion en cage et finit par se coucher avec deux valiums.

Cette nuit là, elle ne rêva pas.

***

Le retard de Julie fut à peine remarqué le lendemain - Merci les valiums ! - tant l’effervescence était grande aux PTT. D’après ce qu’elle comprit, un inspecteur interrogeait chacun des employés de la poste à propos d’Odile. Elle sentit un frisson descendre le long de son dos comme si un cube de glace cheminait en tournant le long de sa colonne vertébrale. Il était 9 heures.

Elle ne fut convoquée dans le bureau du conseiller financier, qui avait été réquisitionné pour l’occasion, qu’à 11 h 30. Durant ces longues heures, elle ne put s’empêcher de penser à Michael J. Fox et à Odile. Y avait-il un lien ? Deux rêves qu’elle n’avait pas contrôlés. Avait-elle un don de prémonition qu’elle ne se connaissait pas ?

Quoiqu’il en fût, c’est avec une mine coupable qu’elle pénétra dans le bureau. Elle n’avait toujours pas décidé si elle allait parler de ses rêves à l’inspecteur ou non. Le policier la pria de s’asseoir.

- Etes-vous catholique ? demanda-t-il.

…Surprise…

- Pas plus que ça. Répondit Julie.

- Fréquentez-vous les cimetières ? continua-t-il.

…Malaise…

- Non ! affirma-t-elle plus vivement qu’elle ne l’aurait voulu.

… Soupçons…

Au cours de la discussion qui suivit, Julie apprit le sort horrible qui avait été réservé à Odile. Sort qu’elle connaissait parfaitement. Odile avait été massacrée avec un crucifix !

L’inspecteur lui demanda de s’expliquer sur l’altercation avec sa collègue. Julie essaya d’être convaincante sur le peu d’importance de cette dispute. Il sembla la croire.

En sortant du bureau, Julie était encore plus blafarde qu’en y entrant. Elle n’avait pas soufflé mot de ses rêves prémonitoires.

Le reste de la journée se passa entre les discussions vides des uns et les regards soupçonneux des autres. Les rumeurs couraient bon train ; on parlait même de test ADN.

Le soir venu, pour se changer les idées, elle alla regarder la télé chez une voisine. Cela lui était déjà arrivé quand elle avait été opérée de l’appendicite quelques années plus tôt.

La voisine s’était plus ou moins occupée d’elle à cette époque et depuis, elle la voyait de temps en temps. Le film n’était pas très intéressant et Julie décida au bout d’une heure de rentrer chez elle. De toute façon, la voisine n’arrêtait pas de jacasser et cela l’énervait plus qu’elle n’aurait su dire. Elle voulait se changer les idées mais pas connaître la généalogie complète de la vieille dame. Julie n’arrivait pas à comprendre ce plaisir qu’ont certaines personnes à raconter la vie de toute leur progéniture. Elle prit congé, donc, et se prépara pour se mettre au lit. Elle s’aperçut qu’inconsciemment, elle redoutait ce moment.

- Allons, ma fille ! Cesse de divaguer ! Ce n’était qu’un pressentiment rien de plus ! dit une voix dans sa tête.

- Cause toujours, dit-elle à voix haute.

Malgré tout, elle se coucha.

 

Elle eut du mal à s’endormir. Elle se tourna et se retourna entre ses draps de nombreuses heures. Finalement, elle partit au pays des songes…

Elle vécut un rêve de poursuite. Quelqu’un lui courait après mais elle ne pouvait pas voir qui. Evidemment, elle n’arrivait pas à avancer et faisait du sur place malgré ses efforts. Elle sentait l’angoisse et la frustration monter petit à petit. Sa voisine vint se placer à sa gauche et commença à lui parler de la reine d’Angleterre et des déboires de la famille royale.

- Aidez-moi !supplia Julie en faisant des efforts désespérés pour reprendre son souffle.

Mais la voisine continua de bavasser à propos des émissions de variétés et de Michel Drucker juste au moment où passait Columbo dans l’autre sens. L’inspecteur de police en imperméable marchait mais allait beaucoup plus vite qu’elle.

- Je vous ai à l’œil dit Columbo en désignant Julie du doigt.

- J’adore cet homme reprit la voisine. Il est si clairvoyant et si malin…

Julie essaya de se retourner mais n’y parvint toujours pas.

- Aidez-moi ! cria Julie à l’inspecteur. Mais celui-ci avait déjà disparu laissant Julie à son destin. La menace se faisait plus pressante. Julie ressentit un picotement dans l’échine qui lui signifiait l’arrivée imminente du danger. Elle sentait qu’elle allait être attrapée, malmenée, dévorée, voire pire…

Elle tourna des yeux suppliants vers la voisine qui marchait toujours à sa gauche. Celle-ci lui sourit et dit :

- Savez-vous qu’on peut mourir en rêvant ? 

Julie hurla et poussa la vieille femme sur le côté. La voisine tomba la tête la première dans un téléviseur qui se trouvait là. Une gerbe d’étincelle jaillit.  La tête de la voisine explosa en même temps que l’appareil alors que le haut de son chemisier prenait feu.

Julie continua à essayer de courir. De grosses larmes roulaient sur ses joues. Elle entendait le feu crépiter derrière elle. Elle vit une pancarte indiquant EXIT au dessus d’une porte. C’était un néon qui clignotait. Un coup rouge, un coup bleu… Un coup rouge, un coup bleu…

Elle se réveilla en sursaut. On tambourinait à sa porte. Elle alla ouvrir avec les gestes désordonnés du dormeur qui doit reprendre le contrôle de son corps. Un pompier lui demanda de sortir. Sans trop comprendre, elle prît un châle et avança dans la rue. Deux camions de pompiers dardaient les fenêtres de leurs gyrophares. Les lances à pleine puissance éteignaient le feu dans la maison voisine.

Julie s’évanouit.

***

- Pourquoi cette camisole ?

- Cet homme est dangereux pour lui-même. Il en est à sa 63ème tentative de suicide. Quelqu’un a écrit un livre présentant 101 façons de se suicider et je crois qu’il le connaît par cœur. Mais voyons la suivante. Ce cas est plus intéressant.

Le Docteur Veron amena ses étudiants en psychiatrie vers la cellule 14. Il fit jouer un volet et tous purent voir une femme ridée et ratatinée en boule dans un coin de la pièce capitonnée.

- Cette femme a la phobie du sommeil… C’est une sorte d’insomnie volontaire. A ma connaissance, elle n’a pas dormi depuis 6 ans.

Devant la mine ébahie de ses étudiants, il ajouta :

- Oui, moi aussi, je pensais que c’était impossible avant de la connaître. En fait, c’est inexact. Elle a dormi deux fois 24 heures en 6 ans. La première fois fut lorsque sa sœur, qui l’a faite interner, s’est noyée. La deuxième fois, le Professeur Minz, son médecin psychiatre s’est électrocuté. Elle prétend qu’elle peut tuer des gens dans ses rêves et que c’est pour cette raison qu’elle ne veut plus dormir.

- C’est un cas de paranoïa ! affirma un grand type à lunettes.

- Excellent diagnostic… souffla le Docteur…pour un vendeur de chaussures, ironisa-t-il. La paranoïa signifie qu’on craint pour soi-même, pas pour les autres ! Revoyez vos cours !

Le grand type se fit tout petit et essaya d’éviter les regards narquois de ses compagnons.

- Non, le plus étonnant, c’est la capacité qu’a cette femme, à résister aux drogues les plus puissantes. Il semblerait qu’elle ait développé… une forme…d’anticorps.

- Quel âge a-t-elle ? demanda une jeune étudiante aux cheveux noirs.

Julie tourna la tête et regarda la porte. On pouvait lire dans ses yeux non pas de la démence mais plutôt de la détresse.

- 42 ans, murmura le médecin.

- Oh ! Firent les étudiants, elle semble en avoir 80 !

 

Il y a très longtemps, Julie aimait dormir… Mais jamais plus elle ne dormirait.

 

 

Didier 1998

    

   

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