Le métamorphe.
Sam avait mal au crâne. La dope
qu’il avait consommée la veille ne devait pas
être d’aussi bonne qualité que ce que le revendeur
avait promis. Il savait bien qu’il fallait se
méfier des Coréens en matière de drogue ;
mais comme il était un peu à court de crédits,
ces derniers temps, le choix était limité. Il
se leva difficilement et se retint à la console
PSA pour ne pas tomber. Le trip n’avait pas été
génial. Il n’avait pas fini dans un plan «
cauchemar » mais ça avait été limite. Il
se dit qu’il aurait mieux fait de passer sa monnaie
dans le Projecteur de Songes Automatique. Sam
regarda son avant-bras et se demanda si son nouvel
implant métamorphe n’y était pas pour quelque
chose...
On
le lui avait posé la semaine dernière pour la modique somme de 12.000 crédits,
une bagatelle !... d’autant que c’était la société qui payait. Lui
qui ne s’était jamais soucié de son look, refusant même les tags mobiles
si prisés par les jeunes de son époque, le voilà qui arborait un implant
métamorphe !
En
regardant la légère excroissance sur son avant-bras, Sam ne put réprimer
un petit sourire. Il était assez fier de lui sur ce coup-là ! La société
lui avait commandité un Nissan-Kôn à 25.000 crédits. Belle occase pour se
faire du blé !
Il
avait choisit une sous-marque de chez Ion-Mode et se mettait ainsi la différence
dans la poche. Il comptait bien utiliser cette somme en unités-rêve lors
de ses prochains congés.
Un
rotoflip passa près de sa baie vitrée, braquant sa caméra vidéo dans son
appart. Sam lui adressa un salut, mi-amical, mi-provocateur. Le rotoflip
vira à gauche dans un battement d’hélices et les trois lettres de son Cartel
apparurent sur le flanc du robot volant. La MKC veillait sur ses high-tech.
Sam
passa sous l’ondo-douche. Le vrombissement s’accompagna
d’une lumière bleutée tandis que le plateau le
faisait tourner sur lui-même. Encore un tour et
la lumière s’éteignit,
laissant la place à l’aspiration des lambeaux
de peaux mortes, des cheveux et des divers poils
tombés au fond de la cuve, et dorénavant inutiles.
Il se regarda dans la grande glace. Pas terrible !
Son corps semblait avoir été taillé à coups de
serpe dans le tronc d’un arbre un peu trop noueux...
Finalement, il était content que son Cartel l’ait
obligé à s’équiper d’un implant métamorphe.
C’était devenu incontournable pour les bons vendeurs...
Et c’était ce que Sam était. Un bon vendeur...
Sa
vie sexuelle en avait été, aussi, grandement changée !
Il feuilleta le catalogue vidéo des possibilités
offertes par l’implant et choisit rapidement les
différentes parties de son corps. Le vidéo-catalogue
lui donna un nombre à 8 chiffres. Sam dégagea
le contrôle de son avant-bras gauche et fit pivoter
les molettes d’un ongle expert. Le capot se referma
de lui-même et il sentit que le processus était
engagé. Son corps sembla se liquéfier. La première
fois, il en avait été terrorisé. Maintenant, il
s’y était fait. Il savourait ce moment. Il sentit
une érection débuter mais ne put la discerner
sous les plis onduleux de son corps changeant.
Petit à petit, les membres inférieurs se dessinèrent.
Des jambes fermes et bien plus musclées que les
siennes, des fesses rondes, un sexe long et circoncis...
Les poils pubiens sortirent en force comme dans
un film accéléré. (Cela lui rappela les vieux
films de loups-garous.) Les bras solides et des
mains fines. Le torse large avec les pectoraux
de quelqu’un qui avait passé des heures dans les
salles de gym. Un cou gracile. Finalement, un
visage d’Adonis. Il avait choisit la forme pré-programmée
-Mannequin- 24 36 00 22...
Le
résultat lui parut agréable. Comme à chaque fois, il s’examina pendant de
longues minutes sous toutes les coutures. Il n’en était pas à son coup d’essai
mais il y avait toujours un certain malaise à changer entièrement de forme.
Certains Cartels, fabricants de métamorphes, vendaient des assistances psychologiques
en même temps que leurs jouets. Pas la Ion-Mode...
Une
fois familiarisé à sa forme, Sam se vêtit et se rendit au siège de la Modern
Ka Computer, à pied, histoire de voir quel effet il ferait dans la rue.
La
journée de travail fut, somme toute, une journée
banale. Comme les fois précédentes où il avait
usé de l’implant métamorphe, l’ordinateur de l’entrée
de la MKC avait eu recours à l’empreinte vocale
pour le laisser entrer. Ce satané Fu Su Ching
n’avait toujours pas computé son implant dans
le fichier du personnel. Il était un peu en pétard
lorsqu’il débarqua au 50ème étage de l’immeuble,
mais le succès qu’il remporta à la boîte fut tel
que cela fut vite oublié. Tout le monde avait
apprécié sa forme. Encore plus que la fois où
il avait programmé « Tennisman célèbre ».
De nombreux collègues lui avaient demandé des
renseignements sur son implant. Et lui, ça l’avait
rendu vraiment heureux. Pour la première fois
il était populaire et à la pointe du progrès.
Il avait toujours été bon dans son travail ;
personne ne pouvait lui enlever ça ! Mais
maintenant, il était brillant. Il avait remporté
trois des quatre contrats prévus ce jour. Il aurait
dû obtenir la dernière affaire, si l’acheteur
avait été une femme, comme cela était prévu. Malheureusement,
cette dernière avait laissé son plus proche collaborateur
s’occuper des négociations et ce grand bonhomme
maigre et pâlot n’avait pas apprécié l’image
de perfection que Sam affichait. Bof ! La
MKC était satisfaite ; les commissions de
Sam augmentaient ; Tout allait donc pour
le mieux dans le merveilleux monde des vendeurs
de matériel électronique.
***
Le
soir même, alors que Sam allait goûter à un repos
bien mérité - avec une bonne dose de synthéro
- le visiophone se mit à cliqueter. Il posa la
gélule dans une soucoupe
( les prises de
drogues par injections avaient été rendues obsolètes
par des produits dix fois plus forts et par le
problème du SIDA toujours non résolu), et commuta
l’appareil. Le visage bouffi de Ben Sherman, son
chef des ventes, emplit l’écran du visiophone.
D’après ses yeux, il était déjà en train de se
détendre.
- Sam ! Beau
travail aujourd’hui ! Je tenais à vous féliciter personnellement.
- Merci, Mr Sherman.
- L‘apparence que
vous avez utilisée aujourd’hui ; il faudra la reprogrammer pour le 17 en soirée ! Je viens d’apprendre
que Mme Bercy, avec qui vous devez traiter l’affaire des puces NemCo, adore
les jeunes hommes de cette trempe.
Sam
réfléchit quelques instants... Les puces NemCo constituaient un gros marché.
Le décrocher signifiait un gros paquet de crédits.
- Ce sera fait
Mr Sherman répondit-il.
Sherman
s’approcha encore un peu plus de l’écran, donnant l’impression de vouloir
sortir du moniteur.
- Au fait, je n’ai
pas reçu de confirmation de transaction
du Cartel Nissan-kôn pour l’implant. Pourtant ...
-
C’est
moi qui l’ai, coupa Sam, Ils m’ont fait une facture.
Je vous la fais parvenir
dès demain.
- Alors, à demain.
Le
visiophone afficha le message classique de fin
de transmission. Sam coupa l’appareil et le mit
en position absent pour
ne plus être dérangé. Sherman n’avait pas
relevé l’histoire de facture, bien que cela ne
se fasse plus depuis des lustres. Tout passait
par Fax ou par le Net et donner une facture au
client, pour un achat de société était rarissime.
Mais après tout, Sam avait beaucoup travaillé
sur cette facture. Cela devrait bien se passer.
Il avait eu de la chance que Sherman aborde ce
sujet dans un état second. Il avait fallu un sacré
bidouillage informatique pour que Sam puisse retirer
25.000 crédits en liquide. Il avait fait transférer
la somme à travers six comptes dont plusieurs
dans des paradis fiscaux. Il avait même piraté
le réseau bancaire pour faire apparaître une opération
fictive avec la société Nissan-Kôn. Il savait
que ce trucage ne résisterait pas à une investigation
poussée mais Sherman n’avait aucune raison de
le faire chier.
Ce
fric, il l’avait mérité.
Il
nota sur son agenda électronique de programmer « mannequin » pour
le 17. Ca lui laissait une bonne dizaine de jours pour enterrer l’affaire
de la facture. Il se frotta les tempes et soupira.
Il
prit sa gélule avec un bourbon pour faire passer
le goût âcre de la drogue et se brancha à sa console
PSA. Dix minutes plus tard, Sam n’était plus un
vendeur de composants électroniques qui flouait
sa société ; dix minutes plus tard, il faisait
l’amour à trois femmes-léopards sur une plage
de sable fin, baignée par un soleil pourpre.
***
La
semaine suivante, il usa du métamorphe trois fois par jour, changeant parfois
le programme à la pause du déjeuner. Il arrivait au bureau dans le corps
d’un athlète noir et ressortait en Junkie-Punk à crête d’iroquois. Le soir,
il écumait les bars dans le corps qui lui semblait le plus adapté à l’endroit,
jeune High-Tech, vieux baroudeur sur le retour, cyborg
... Il fit plusieurs conquêtes et gardait cette forme toute la nuit pour
ne s’en défaire que le lendemain, une fois la dame partie.
Parfois,
il en oubliait qui il était vraiment. Il passait alors de longues heures
devant son miroir afin de redécouvrir son corps qui devenait de plus en
plus étranger.
Le
16 au matin, alors qu’il se levait dans le corps
36 45 -2309 « James Dean », qu’après
l’ondo-douche et le petit déjeuner rapide, il
voulut enfiler le corps « Bermus
Rock » chanteur mode de la dernière décennie,
il sentit que les choses ne se passaient pas comme
d’habitude. La sensation de dématérialisation
n’était pas la même. Lorsque la diode READY clignota
sur le contrôle, il put mesurer l’étendue du problème.
Ses jambes étaient d’un noir d’ébène alors que
le reste de son corps virait au rose pâle. Le
bras droit surdéveloppé narguait un bras gauche
atrophié comme s’il avait joué au squash
pendant deux siècles. Sa tête offrait sur
le côté droit un visage fin et de l’autre
une bouillie informe et velue, bien plus large.
Il programma à nouveau le métamorphe songeant
à une fausse manip. Rien ne se produisit.
Il
essaya vingt fois, sans succès. Finalement, Il se dirigea vers son Fax en
claudiquant, (ce qui lui permit de se rendre compte qu’une de ses jambes
était plus courte que l’autre), et
se fit porter pâle à la MKC pour la journée.
Il
camoufla ses difformités comme il put sous d’épaisses couches de vêtements
et commanda un hélitaxi à destination de l’immeuble de la ION-Mode.
***
Il
ne lui fallut que quelques minutes pour voir un spécialiste après-vente.
- Regardez ce que
vous avez fait ! hurla-t-il, tout en sachant très bien que le pauvre
homme qui lui faisait face n’y était pour rien. Quand la colère vous gagne,
il faut un responsable... quel qu’il soit !
- Du calme ...Monsieur... Sam... Nous allons voir ce qui se passe.
L’employé à qui il avait
affaire ne devait pas utiliser de métamorphe,
vu le corps gras et lourd qu’il se traînait. L’homme
fit asseoir Sam dans un confortable fauteuil et
avança un gros appareil à proximité. Deux fils
de couleurs reliaient à présent l’avant-bras de
Sam à l’imposante machine. L’homme s’assit sur
un tabouret qui se plaignit immédiatement de son
poids. Il installa un clavier sur ses genoux et
commença à frapper sur les touches avec frénésie.
Des bips émanèrent de l’engin qui cracha ses réponses
sur un écran bleuté.
- J’ai trouvé ! ! !
Crédits épuisés !
- Comment ça ?
s’horrifia Sam.
- Votre implant
métamorphe s’est déconnecté de lui même puisque vous avez atteint le nombre
limite de transmutations possibles pour ce modèle. C’est un peu comme un
flipper, après la dernière boule, GAME OVER !
- Qu’est-ce que
c’est que ces conneries ? lança Sam.
- C’est simple !
Le programme de l’implant autorise un certain nombre d’utilisations puis
il se bloque. On dirait que vous avez abusé des changements.
- Alors rechargez-le !
ordonna Sam de plus en plus hors de lui.
- L’homme se remit
à computer.
- Impossible !
- QUOI ?
Tout
en dégageant les deux fils du bras de Sam, l’homme reprit d’un ton hautain.
- Ce modèle n’est
pas rechargeable. Je peux vous redonner votre apparence normale mais c’est
tout ! Il semblerait que vous n’ayez pas pris la peine de consulter
les données techniques de votre implant ! Pour ce prix-là, qu’espériez-vous ?
Sam
en resta bouche bée... Pas rechargeable... Incroyable.
Deux
nouveaux fils furent connectés, de nouvelles données entrées, et Sam se
retrouva dans le corps de Sam quelques minutes plus tard. Il fut poliment
mais fermement reconduit à l’héliport, sur le toit, où un hélitaxi l’attendait
déjà. On savait gérer les clients à problèmes, ici...
Comment
avait-il pu être si naïf ? Comment avait-il pu se fourrer dans un tel
merdier ? Et surtout, comment allait-il s’en sortir ?
Le
métamorphe était propriété de la société et le
modèle choisi par la MKC était, lui, rechargeable
sans aucun doute. De nombreux Techs avaient dû
passer des heures à choisir entre plusieurs modèles
et avaient opté pour celui prévu et pas un autre !
Si Sam avouait son erreur, la supercherie serait
découverte et la honte, au minimum, s’abattrait
sur lui. Il ne tarderait pas à redevenir un Low-Tech
sinon pire et ça, il ne le supporterait pas. Sa
duperie ne pouvait, NE DEVAIT pas être découverte.
Il se sentait pris dans un cercle infernal, comme
quelqu’un qui a commencé un château de cartes
et ne peut le terminer car la base de ce château
est bien trop grande, et qu’il n’a pas la hauteur
de plafond nécessaire à l’accomplissement de la
tâche. Dans la vitre de l’hélitaxi se reflétait
son visage et il ne savait plus que faire pour
en changer.
Son esprit parcourut tous les méandres des situations possibles et
de leurs conclusions. Une seule s’imposa comme réaliste ou réalisable. L’idée
lui vint pendant la nuit alors qu’il tournait en rond dans son Loft. ESTEBAN !...
C’était
un jeune pirate informatique qui lui devait un service. Trois fois rien,
une histoire de couverture pour un piratage de console de rêves. Sam s’était porté garant. Le gosse lui devait bien ça. Il
l’appela.
Quelques
heures plus tard, Sam
écoutait une conférence sur les déviations de
données et des histoires de variables incrémentées auxquelles il ne comprenait
rien. Il maîtrisa parfaitement son impatience,
analysant avec raison que le gosse avait besoin
d’être écouté. L’étalage de la science est l’apanage
de ceux qui la maîtrisent. Il avait, au moins,
appris ça en étant vendeur. En résumé, le môme
lui expliqua qu’il n’avait qu’à dévier les données
du programme d’interception de l’implant et ni
vu, ni connu. Un
peu comme s’il bidouillait un jeu électronique
pour avoir des vies infinies. C’était facile puisque
Sam, grâce à la MKC,
avait accès au plus gros ordinateur de la planète.
Esteban connecta donc l’implant
sur le réseau. Il lui fallut quand même cinq heures
pour arriver à extraire la bonne séquence de code
et faire sauter les protections. L’excitation
d’Esteban qui avançait
à pas de fourmi dans le programme lui mettait
les nerfs à vif. Aidé par les supers ordinateurs,
le gosse parvint finalement à modifier le code
et à réactiver le métamorphe.
Sam faillit hurler lorsque
l’écran afficha le mot « COMPLETE »
sur l’écran, signifiant la bonne réussite de l’opération.
Il
se déconnecta du réseau et essaya immédiatement l’appareil. Il appuya avec
angoisse sur le programmateur du métamorphe. Après
quelques secondes, durant lesquelles il imagina le combat du programme avec
les instructions de déviation, son corps se mit à se transformer et là,
il hurla vraiment, de joie... Il avait gagné.
***
-
Entendu Mr Sam, vous avez le contrat, susurra
la charmante rousse un peu rondelette avec qui il dînait depuis deux heures.
Comme
l’avait prévu Sherman, Mme Bercy avait craqué devant l’ange au teint d’albâtre,
aux yeux de jais et à la démarche féline qui était en face d’elle. Sam jubilait.
-
Sam, Je peux vous appeler Sam
n’est-ce pas ?
Elle
se resservit un verre.
Je n’ignore pas que vous avez un implant métamorphe poursuivit-elle
en portant le verre à ses lèvres.
Sam l’écoutait intrigué.
« Nous
prenons toujours nos renseignements, murmura-t-elle sur le ton de la confidence.
Mais
j’aimerais vous demander une faveur. Pourrais-je vous voir tel que vous
êtes vraiment ? Sans artifice !
-
Pourquoi ? s’étonna
Sam. Jamais demande ne lui avait semblé plus saugrenue.
- Vous m’avez impressionnée... En tant que vendeur, j’entends. En dehors de tout aspect physique, qui est d’ailleurs agréable, vous avez un esprit d’analyse et une capacité d’adaptation psychologique qui font de vous un vendeur hors pair. Et, je serais, disons... curieuse, de voir le vrai visage de cet homme-là, qui me semble bien plus intéressant que ... l’autre vous. »
Elle sourit...
Il accepta.
Il la reconduisit chez elle. Elle lui servit à boire.
L’épreuve du dernier verre...
Elle s’installa dans le vaste canapé noir ; il
se tenait debout devant elle.
Elle faisait tourner son verre d’alcool pour en chauffer
le contenu ; Il fit basculer le couvercle de commande et programma
son propre corps.
Pendant quelques secondes, rien ne se passa. Il voyait
son sourire. Puis le processus commença. A travers les plis coulants de
son visage, il vit son sourire devenir grimace.
Il baissa les
yeux vers le contrôle, dans son avant-bras, juste pour voir la lumière rouge
clignoter...clignoter... puis s’éteindre.
Ensuite il se sentit étrangement lourd... puis léger...
puis lourd à nouveau.
Enfin, il entendit le cri d’horreur de Mme Bercy.
Alors, il explosa.